Souvent confondus avec les Esséniens, les Thérapeutes d’Alexandrie son peu connus du grand public et certainement d’une grande partie de ceux qui portent leur nom aujourd’hui. Pourtant qu’ils le veuillent ou non, qu’ils pratiquent la psychothérapie, l’ethnothérapie ou encore la kinésithérapie, une origine identique est encore susceptible d’enrichir la compréhension de leur métier. Cette source remonte à l’époque du Christ, époque au cours de laquelle, non loin de la lumineuse Alexandrie, les thérapeutes œuvraient à prendre soin de l’esprit. C’est par le témoignage de Philon le Juif que l’expérience de ces hommes et femmes est arrivée jusqu’à nous…
Mais qui sont ces thérapeutes ? Peu de sources nous les décrivent concrètement et certains y voient une description utopique destinée à introduire des conceptions éthiques de la vie quotidienne. Philon d’Alexandrie, philosophe juif hellénisé qui a vécu à l’époque du Christ, les décrit comme une communauté de « vrais philosophes » vivant au large d’Alexandrie et s’adonnant à divers exercices spirituels. On peut les voir comme des ermites guérissant en eux-mêmes les passions. Ils préfigurent, selon Jean-Yves Leloup(1) les thérapeutes modernes, par leur pratique de la iatrikè qui est une médecine globale qui s’occupe du corps, de la psyché et de l’esprit. Cette science réoriente ce que les grecs appellent la persona, le masque derrière lequel se trouve l’esprit, l’ensemble constitué par le soma ou corps et la psyché, réservoir des images et des émotions. C’est cette réorientation de tous les principes de notre personnalité vers le supérieur qui est le principe même de la médecine des thérapeutes. Jean-Yves Leloup parle de la réorientation du désir, pour favoriser le rapprochement logique entre les thérapeutes d’Alexandrie et ceux que nous connaissons de nos jours, mais il s’agit de beaucoup plus que cela. Ces vrais philosophes pratiquent ce que Pierre Hadot appellent les exercices spirituels qui conduisent l’individu développer le meilleur qu’il porte en lui-même.
Pour aller plus loin dans la compréhension de ce groupe humain, nous pouvons nous aventurer dans une recherche du sens profond du terme thérapeute. Cette démarche permet non seulement de comprendre l’origine du mot que nous utilisons beaucoup aujourd’hui mais surtout d’en amplifier la signification commune par le biais de tout un contenu symbolique qui lui est naturellement relié. Ainsi nous en comprendrons toute la profondeur et la complexité mais également l’incroyable présence de cette Philosophie au sein même de notre inconscient collectif.
Le mot « thérapeute » provient du grec « Therapeutès » qui était généralement utilisé dans trois acceptions. La première regroupe des contenus d’une signification proche en grec et qui montrent déjà le caractère élevé de leur activité. Il s’agit de servir, prendre soin ou rendre culte. Nous pouvons déjà y voir se rejoindre trois dimensions qui sont reliées de manière étroites dans de nombreuses philosophies d’une grande profondeur. La seconde est l’écuyer qui est également le serviteur du chevalier et donc du défenseur des valeurs et de la dame en tant que médiatrice avec le sacré. Nous retrouvons cette thématique du féminin sacré dans de nombreuses œuvres poétiques ainsi que dans l’analyse très poussée qu’a pu en faire C.G. Jung. La dernière acception du terme est « soigner, guérir », ce qui nous rapproche de la signification actuelle. Ces trois grands champs de signification donnent au terme thérapeute une dimension éthique, humble voire sacrée. Les thérapeutes décrits par Philon rendent un culte à l’Être et c’est de cet Être qu’ils prennent soin, comme nous le rappelle très justement Jean-Yves Leloup. Dans le Gorgias de Platon, nous retrouvons la notion de « Therapeutès Somatos », celui qui prend soin du corps physique. Il l’utilise pour parler du cuisinier ou du tisserand, deux métiers qui agencent la matière de manière harmonieuse pour en transcender les caractéristiques individuelles. Il l’utilise également dans « les lois » où elle signifie serviteur des dieux de la famille, de la cité ou ministre des choses saintes et sacrées. Jean-Yves Leloup nous la retrouve également chez Marc Aurèle qui l’emploie pour désigner le fait d’être attentif à la divinité qui habite en nous et de l’entourer d’un culte sincère. Pour finir, cette notion riche de sens peut être employée pour désigner des hommes qui ont la faculté de prier pour la santé des malades comme dans les manuscrits qui parlent des thérapeutes de Séraphis.
Nous pouvons donc constater par cette première amplification du concept que le terme que nous considérons ici est bien plus profond que nous l’imaginions. Il a presque toujours une signification qui le renvoie à une pratique spirituelle ou sacrée. Les autres métiers qu’il peut désigner : cuisinier ou tisserand sont souvent utilisés comme symboles des alchimistes, c'est-à-dire, ceux qui travaillent à la transformation de la matière vile en matière noble ou plus précisément, à la transformation d’eux-mêmes.
Mais il est encore possible d’aller plus loin dans l’élargissement du concept de thérapeute. Il faudra pour cela aborder la langue hébraïque. Rien n’atteste que Philon ait lu ou parlé la langue de ses ancêtres mais peu importe. S’il l’a lu ou parlé, il est certain qu’en bon herméneute il en ait connu le coté allégorique. Si par contre, comme beaucoup de juifs alexandrins, il n’a parlé que le grec, les thérapeutes, eux, pouvaient très bien l’avoir utilisé. Ceci étant dit, la portée merveilleuse des allégories contenues dans les lettres et les mots hébraïques fait partie intégrante de notre patrimoine humain et se retrouve encore en filigrane dans les pensées les plus profondes ou dans l’étymologie des mots que nous employons encore aujourd’hui. C’est suffisant pour que je m’y soit intéressé de près.
En hébreu, nous retrouvons justement le mot עבודה (avoda) qui signifie culte – travail, composé de la racine עבד (abod) travailler – faire – agir mais aussi rituel – praxis. Prononcée ébed, la même racine signifie le serviteur. Nous sommes donc là dans le même champ sémantique que le terme therapeutès. Charles Raphaël Payeur, dans une conférence magistrale sur la mystique du travail, joue avec la racine abod et sépare le ע (aïn) des deux autres lettres בד (beth et daleth). Le aïn est le symbole de quelque chose de profond ou de secret. בד (bad) signifie tissus, étoffe c'est-à-dire manifester ce qui est caché de prime abord en une forme originale. Nous rejoignons donc ici le concept de tisserand que Platon appelle le « Therapeutès Somatos ». Le tisserand fait un métier d’une grande portée symbolique pour celui qui sait regarder au-delà de la matière. Ce qu’il réalise se construit à partir des fils verticaux qui constituent la chaîne de l’ouvrage. Celle-ci, par sa verticalité, symbolise les lois, les principes ou les archétypes, autrement dit, tout ce qui est a-temporel ou éternel et qui constitue, dans une philosophie spiritualiste, la source du monde manifesté. Les fils horizontaux, la trame, sont mobiles et représentent l’action humaine ou l’originalité avec laquelle nous pouvons manifester ces archétypes.
Nous voyons donc bien comment les thérapeutes des origines dépassent de loin la conception que nous nous en faisons aujourd’hui. Le thérapeute est un vrai philosophe nous dit Philon. Un amoureux de la sagesse qui manifeste par ses actions les archétypes, ce qui est caché au plus profond de l’humain et qui peut être manifesté de manière originale au service de la collectivité. La pratique du thérapeute est un rituel constant, un don de soi, un culte à ce qu’il y a de plus sacré, à l’Être des philosophes grecs.
Le mode de vie de ces hommes et femmes vivant au large d’Alexandrie est tout à fait tourné vers cette dimension sacrée. Par leurs pratiques, ils prennent soin du corps, de l’âme et de l’esprit. Ils manifestent les soins du corps par le choix d’une nourriture saine, par leur manière de manger qui se doit d’être sobre ou encore par leur présentation physique ou vestimentaire. La psyché est soignée par ce que Jean-Yves Leloup appelle l’orientation juste du désir. Comme dans un grand nombre de philosophies classiques, les ressources de la personnalité du philosophe sont entièrement mises au service de la dimension spirituelle. Ils adoptent ici des actions rythmées et ordonnées qui disciplinent la dimension instinctive de la persona et lui permettent de devenir plus humains. Ainsi, ils prennent surtout soin de l’esprit en cultivant dans leurs actions quotidiennes les valeurs humaines, l’essentiel, le durable en opposition au transitoire.
Comme a déjà pu nous le faire comprendre la conception mystique du travail (עבודה - avoda), leur manière de travailler est un véritable don de soi. Pour les anciens philosophes, le travail est une prière qui n’est nullement considérée comme une demande de quelque chose mais comme un don. Le travail ou le culte, c’est donc donner avec cœur et efficacité. Par ces actions très concrètes ce vrai philosophe travaille en lui-même ce qu’il porte de plus profond ou de plus élevé. C’est cela la manifestation de l’immuable ou de l’a-temporel avec l’originalité qui nous caractérise. Leur manière de soigner est une médecine globale du corps, de la psyché et de l’esprit, une iatrikè. Nous sommes notre propre outil de soin, ce qui signifie que nous pouvons par nous-même orienter les différentes dimensions de notre être pour construire une vie saine. Ça n’empêche évidemment pas d’être malade ou de souffrir, ce qui demeure une épreuve qui nous permet de progresser. Ça ne signifie pas non plus que nous devons boycotter le médecin de famille. Mais nous avons la possibilité de retrouver par nous-même un certain équilibre, malgré le symptôme. Par l’orientation de notre désir, par notre discipline personnelle, par les valeurs que nous manifestons, nous pouvons nous soigner et même soigner ceux qui nous entourent.
Nous ne sommes pas faits pour adopter la vie d’ermite des anciens thérapeutes. Néanmoins, l’exemple qu’ils nous ont fourni peut encore nous inspirer dans le développement de nos actions ou de nos choix. Nous pouvons encore aujourd’hui retrouver notre verticalité, les archétypes que nous pouvons manifester, une orientation qui nous permettra de mieux choisir entre ce qui est essentiel, durable et ce qui est éphémère, secondaire. Nous pouvons encore travailler sur nous-même à nous relever à chaque épreuve que nous traversons. Pour cela, soyons attentifs à notre intériorité, à nos rêves, aux valeurs qui nous habitent, à notre force comme à nos faiblesses. Soyons entiers, ne nous laissons pas être divisés et cultivons ce qu’Edgar Morin appelle la pensée complexe. Relions la pensée rationnelle à la pensée mythique. Relions le corps à l’esprit.
Les anciens thérapeutes peuvent donc inspirer les thérapeutes modernes mais pas uniquement. Cette étude peut nous permettre de nous rendre compte que nous pouvons être tous des thérapeutes de nous-même ou du monde qui nous entoure. Car en définitive le thérapeute est un philosophe et la philosophie, c’est une pratique qui nous tourne tout entier vers l’Être. En pratiquant au jour le jour l’amour de la sagesse, nous pouvons devenir meilleurs et participer à la vie de la cité en partageant les valeurs humaines que nous avons mises en route dans notre propre vie. C’est cela le soin de l’Être ou la mystique. Agir de manière saine et efficace à un monde meilleur, au service de ce qui est universel et de ce qui nous relie.
Bonjour. je suis thérapeute de formation, et également initiée à certaines pratiques. Merci pour votre article, et pour les autres :) Je vous découvre par hasard, et suivrai désormais vos publications avec grand intérêt. Je travaille actuellement sur un mémoire "Proposition d'étiologie holistique concernant les pathologies chroniques et lourdes. En regard des conceptions admises en allopathie, homéopathie et MTC", je pense vous intégrer lors de ma bibliographie, du fait des merveilleuses références que vous partagez :D Belle continuation à vous, et merci pour ce partage. Morgwen Bernal
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