dimanche 27 février 2011

Vie mystique ou vie active ? Pourquoi pas les deux ?






Nous avons souvent tendance à séparer la vie mystique de la vie active et il est vrai que cette vision est juste si l’on se base sur un certain nombre de mystiques présents dans toutes les grandes traditions.  Une question importante se pose alors.  Doit-on, pour agir en mystique, quitter la société et le monde pour nous adonner à une vie contemplative ou pouvons-nous continuer à vivre « ici-bas » et néanmoins adopter une attitude mystique ?  Tout d’abord, il nous faudra comprendre ce qu’est la mystique et pour cela nous défaire de toutes les idées reçues qui sont la plupart du temps véhiculées par les médias en quête de sensationnel.




Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’y a pas une Mystique mais que l’on peut en rencontrer plusieurs qui diffèrent selon la culture et la personnalité du pratiquant.  Nous pouvons néanmoins constater des points communs qui font de la mystique un phénomène singulier.  D’emblée, si nous abordons les écrits de ces grands mystiques ou leur histoire/légende, le plus frappant est l’intensité de la pratique.  Ces personnages sont en général entièrement dédiés à cette pratique qui leur permet de se rapprocher du « divin ».  Ce dernier est dans ce cas compris comme l’Un, opposé ou complément du multiple auquel la dimension proprement humaine appartient.  La mystique est alors un élan vers cette unité, une volonté de la rejoindre et de ne faire qu’un avec elle.  De nouveau, cet élan prend un certain nombre de formes selon les cultures ou les personnes qui s’adonnent à ces pratiques.  C’est cet état de communion avec l’Unité que le mystique tente de rejoindre par le biais d’exercices qui sont sensés lui faire quitter le monde contingent.  Dans le Bouddhisme, par exemple, la pratique de la méditation conduit au Nirvana ; dans l’Islam Soufi, il s’agira de nombreuses répétitions du nom de Dieu ; dans certains courants du Christianisme, on retrouve de grandes privations…  Dans tous les cas, les pratiquants font une démarche vers une réalité transcendante que l’homme est capable de rejoindre.  La plupart du temps, ces pratiques se réalisent à l’écart de la société, seul ou en communauté.  Peut-on dès lors concevoir une mystique au sein même de notre monde et même une mystique laïque comme a pu la développer un auteur tel qu’André Comte-Sponville ?

Krishna et Arjuna


 Le Karma Yoga semble être un chemin intermédiaire qui peut être parcouru par nous, les occidentaux sans devoir adopter des pratiques étranges venant de l’orient ni celles du christianisme que nous connaissons trop bien et auxquelles nous donnons souvent spontanément une connotation négative.  Le Karma Yoga est développé dans la Bhagavad-Gîtâ, livre sacré de l’Hindouisme faisant partie d’un plus grand ensemble appelé le Mahâbhârata, écrit entre le 5e et le 2e siècle avant la naissance du Christ.  Il s’agit d’une épopée racontant une guerre fratricide entre les pandavas, successeurs légitimes au trône d’Hastinapura, la ville sacrée et les kuravas, usurpateurs de ce même trône.  Durant cette guerre, Krishna, divinité incarnée, enseigne à son disciple Arjuna les grandes lois qui gouvernent la vie.  Celles-ci l’aideront à accomplir son rôle dans cette guerre et à agir de manière juste, c'est-à-dire en accord avec ces lois naturelles.

Tout texte de ce type contient plusieurs niveaux de lecture et peut être interprété comme un ensemble de symboles qui interagissent entre eux.  Le combat devient ainsi un combat intérieur que nous avons à mener pour rétablir la justice en nous-même et dans le monde qui nous entoure.  Ce combat, tel Arjuna, nous le menons avec les pandavas, représentants des valeurs a-temporelles et d’un moi détaché du désir contre les kuravas, représentants du moi égocentré, attaché au désir.  L’action à laquelle nous conduit ce combat est une action détachée de tout désir et entièrement tournée vers les valeurs humaines.  Il s’agit là d’une mystique de l’action.  Krishna recommande à Arjuna de se livrer à l’action pour l’action elle-même mais pas pour ses fruits.  Une telle action ne nous attache pas au monde passager mais nous nous conduit à nous tourner vers le durable, l’a-temporel. 

Une pensée d’une telle simplicité nous donne de très bons outils pour organiser notre vie quotidienne de façon à développer une certaine mystique, une action juste, tournée vers notre propre nature.  Elle empêche toute dérive égocentrée qui est le grand danger des soi-disant spiritualités que l’on retrouve en occident telles que le new-age.  L’idée du Karma Yoga est plutôt un dépassement de ce moi égoïste au profit d’une autre dimension du moi, entièrement tournée vers l’universalité.  Cette démarche s’accomplit par l’action, une action désintéressée, accomplie avec efficacité et dans un état d’esprit particulier.  L’agir devient alors un exercice spirituel comme le définit Pierre Hadot, c'est-à-dire « des pratiques destinées à transformer le moi et à lui faire atteindre un niveau supérieur et une perspective universelle (1) ».

En suivant Jean Herbert, un pratiquant de Karma Yoga décédé dans les années 80, nous pouvons résumer l’enseignement de Krishna comme suit :

«             1. Il est impossible à l’homme de rester sans agir.
                2. L’homme ne doit donc pas se proposer pour but l’inaction.
                3. Certaines actions ont un caractère obligatoire.
                4. Il ne faut pas désirer les fruits de l’action.
                5. Il ne faut pas avoir d’attachement à l’action.
                6. Il ne faut pas se considérer comme l’auteur de l’action.
                7. L’action ainsi faite n’enchaîne pas son auteur.
                8. Accessoirement le Karma Yoga est l’habileté dans les œuvres. (2) »

Adopter une telle base pour nos actions a des conséquences éthiques très importantes.  Tout d’abord, l’inaction n’est pas vue comme quelque chose de positif.  Quelle que soit la démarche spirituelle que nous empruntons, elle est toujours démarche et donc pratique.  Il faut ainsi se méfier d’une démarche qui conduit à l’inaction. 

Le caractère obligatoire de certaines actions nous conduit à réfléchir à la question du Devoir dans le sens noble du terme.  Non pas un devoir dont la source est extérieure à nous-même mais plutôt une volonté d’obéissance à ce que nous nous sommes fixés, par rapport aux valeurs humaines que nous choisissons d’incarner.  Nous développons ainsi la volonté.

C’est notre désir pour les fruits de l’action qui nous enchaîne.  Ce désir est la source de tout bouclage sur soi-même, de tout égoïsme ou encore racisme, de toute ségrégation ou jugement à priori…  Il nous faut bien comprendre ici que cette idée se base sur une conception de l’être humain en plusieurs principes dont les deux moi : un mental lié au désir et un autre qui en est détaché, ou encore, un moi limité et un moi ouvert, illimité, source des valeurs les plus élevées et des idées les plus grandes.  Le Karma Yoga tourne notre conscience vers le moi détaché de tout désir et par là même nous permet de nous détacher de tout poids par la pratique.  Cette pratique nous donne l’occasion de voir en chaque action un exercice spirituel, une possibilité de nous élever.  Les actions les plus banales, comme les plus difficiles que nous avons à accomplir deviennent l’occasion de développer cette lutte intérieure au profit des valeurs humaines et de l’esprit.  Nous pouvons retrouver cette idée dans d’autres pensées antiques qui mettent l’accent sur la perfection de l’action.  Une perfection qui reflète celle de l’univers et de la nature.

Nous voyons donc bien comment une telle manière d’être change entièrement notre point de vue sur le quotidien, sur notre travail, nos tâches habituelles les plus insignifiantes soient-elles aux yeux de l’occidental.  Nous avons la possibilité de progresser dans chaque action et de l’utiliser comme exercice au service de l’Être.  Car le changement de perspective est un chemin de l’avoir vers l’Être.  En regardant nos préoccupations habituelles, nous pouvons nous rendre compte combien nos actions sont tournées vers l’avoir : travailler pour le salaire ou pour une reconnaissance sociale, donner pour recevoir, faire plaisir pour être remercié…  L’invitation de Krishna est une invitation à être.  Une telle discipline de vie n’est pas difficile à mettre en place étant donné qu’elle concerne nos actions quotidiennes.  Nous ne pouvons donc pas nous baser sur le manque de temps pour nous excuser de notre absence de progrès.  En outre elle est accessible tant aux laïques qu’aux spiritualistes affichés, du fait qu’il est possible pour chacun d’entre nous de nous élever vers davantage de valeurs humaines, vers un moi non plus tourné vers lui-même mais ouvert aux autres et à la nature, vers une unité sans nom ni visage mais à laquelle nous appartenons tous et qui nous permet de nous dire tous humains.
 


(1) Hadot P., Laugier S., Davison A., Qu’est-ce que l’éthique ?, Cités 2001/1, n°5, p. 131.
(2) Jean Herbert, Le Yoga de la vie quotidienne – Karma-yoga, Dervy-Livres, Paris, 1978, p.19, in Carl-A. Keller, Approche de la Mystique, Albin Michel, Paris, 1996, p. 363.

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