Considérer sa pensée comme une philosophie peut s’avérer étonnant pour ceux qui connaissent bien l’œuvre du maître incontesté de la psychologie des profondeurs qu’a été Carl Gustav Jung. Sa vie est en effet dédiée à la psychologie et à la psychiatrie et il n’a jamais conçu ses concepts qu’au regard de cette pratique professionnelle. Sa vocation est de cerner les potentialités de ce vaste champ inexploré du savoir qu’est l’étude de l’inconscient. Il se considère lui-même dans cette entreprise comme un empiriste qui en observe les manifestations, les métamorphoses et en extrait la logique implicite. Néanmoins, si l’on s’intéresse de plus près à son autobiographie, l’on rencontre un homme hors du commun qui, bien plus que d’agir selon ses propres désirs, traduit en actes d’une haute portée philosophique une intériorité qui dépasse de loin sa simple personne. Jung résume bien cet état de fait quand il nous décrit sa vie comme « l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa propre réalisation[1] ». La vie de ce clinicien original s’apparente ainsi d’avantage à celle d’un philosophe dans le sens fort du terme. Michel Cazenave relève à ce sujet que « Si l’on rend (…) son sens ancien au mot philosophie : l’amour de la sagesse, l’amour de la Sophia, qui impliquait que toute philosophie fût le mouvement de la vie vers son propre fondement, que ce fût à la fois quelque chose qui était de l’ordre de l’ascèse et de l’expérience intérieure, pour ne pas dire spirituelle, alors la psychologie est elle-même philosophie dans la mesure où s’y joue toute la connaissance que nous pouvons avoir de notre âme et, à travers cette connaissance, le destin de celle-ci[2] ».
Cette conception de la psychologie est très utile pour comprendre l’apport de Jung car, si l’on considère sa démarche, celle-ci se présente tout d’abord comme une manière originale et extrêmement profonde d’aborder le quotidien. Elle révèle à celui qui la met sérieusement en pratique de grandes potentialités de développement intérieur et cela, tout en gardant la dimension exigeante et ascétique de toute pratique philosophique. Même si elle est d’emblée conçue comme une pratique à visée psychothérapeutique, la démarche de ce qu’il appelle la psychologie analytique fournit d’avantage de champ à une pratique d’autoanalyse qui s’avère moins féconde dans une vision psychanalytique freudienne. Tout au long de ses recherches, Jung développe pour lui-même et encourage ses élèves à développer ce voyage intérieur et en cela, il dépasse de très loin la vision classique de la psychothérapie, réduite à la simple relation transférentielle entre un patient et son analyste.
C’est ainsi que pour se tracer une voie intense et novatrice dans le champ inexploré de l’inconscient, Jung développe une méthode analytique basée sur le symbolisme présent dans toutes les cultures, mais il ne s’arrêtera pas là. Tel un explorateur hardi, il ne négligera aucun outil et en développera de nouveaux. Comme Sigmund Freud, il pratiquera l’hypnose qu’il abandonnera rapidement compte tenu des dangers qu’elle implique et de son peu de fiabilité. Il pratiquera le Yoga qu’il comprendra à la manière de sa théorie archétypale. Il développera une méthode d’exploration de l’inconscient qu’il appellera l’imagination active qui se présente comme une autre forme de pratique basée sur la capacité naturelle de la conscience à symboliser les produits de l’inconscient. Néanmoins, toutes ces pratiques ne sont à ces yeux que le complément limité de ce qu’il considère comme un canal direct entre la conscience et la dimension profonde voire transpersonnelle de l’être humain : le travail sur les rêves. Jung entre dans cette dimension tel un explorateur. Il se fraie un chemin à travers l’inconscient et continue, infatigable, à en cerner de nouveaux aspects sans jamais en réaliser le tour complet. Il ne tente pas de créer une cartographie de cette zone immense comme Freud mais reconnaît tel un philosophe qu’il ne peut circonscrire ce qui est immense et empli de tous les possibles. Jung est bien souvent audacieux et ne compte pas négliger certains champs d’investigations qui sortent de ce que l’on considère généralement comme la psychologie et dont certains sont considérés comme ésotériques dans le sens péjoratif que le terme a pu acquérir dans certains milieux universitaires. C’est ainsi qu’il se plonge dans l’alchimie, la gnose, l’étude de savants négligés tels que Paracelse tout en abordant l’orientalisme, l’anthropologie ou encore la physique quantique en collaboration avec le physicien Wolfgang Pauli. Tout en étudiant la psychiatrie classique qu’il entend dépasser, il s’intéresse de près à l’histoire, au symbolisme, à l’étude des mythologies et des religions. De cette façon, Jung relie la psychologie contemporaine à ses développements traditionnels et replace le phénomène humain dans toute son universalité. Vers la fin de sa vie, il sera même amené par ses rêves à s’intéresser à l’après-vie et à ses implications psychiques.
À considérer la vie Carl Gustav Jung, l’on rencontre un homme hors du commun qui révolutionne la pensée de son temps avec des considérations que d’autres champs de la science ou de la philosophie découvrent seulement aujourd’hui. S’il a pu aller si loin sur ce terrain, c’est en se penchant sur le savoir que nous lègue le passé et en continuant cet héritage par des développements originaux. À ce titre, Jung s’apparente davantage à un amoureux de la sagesse, un philosophe qui a puisé pour nous aux sources de la sagesse et en a transmis les germes d’une psychologie d’une profondeur inouïe. Ses continuateurs n’ont d’ailleurs pas fini de développer les concepts qu’il a laissé et d’en circonscrire de nouveaux dans le champ d’un inconscient sans fond que Jung a balisé pour eux. Bien plus que cela, il a laissé derrière lui un exemple de vie basée sur ce savoir et sur les pratiques qui en découlent. Et c’est toujours en philosophe et en pédagogue que Jung a continué d’enseigner sur son lit de défunt, entouré de ses amis et de ses élèves fidèles, jusqu’à son dernier souffle qu’il a poussé empli du sentiment d’avoir accompli sa destinée.
Il faut néanmoins rendre hommage à sa simplicité et sa modestie. Carl Gustav Jung a dit : « Quand on dit de moi que je suis un sage, que j’ai accès au savoir, je ne puis l’accepter. Un jour, un homme a empli son chapeau d’eau puisée dans un fleuve. Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne suis pas ce fleuve. Je suis sur la rive, mais je ne fais rien. Les autres hommes sont au bord du même fleuve, mais la plupart du temps ils imaginent qu’ils devraient faire les choses par eux-mêmes. Je ne fais rien. Je ne pense jamais que je sois « celui qui doive veiller à ce que les cerises aient des tiges ». Je me tiens là, debout, admirant ce dont la nature est capable.[3] ».
[1] C.G. Jung, « Ma vie » - Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1973, p. 25.
[2] C.G. Jung – La réalité de l’âme – Structure et dynamique de l’inconscient, Livre de Poche, 1998 ; introduction de Michel Cazenave, p. 18.
[3] C.G. Jung, « Ma vie » - Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1973, p. 559.
Un "philosophe de civilisation", lire le texte de Véronique Liard "CGJ, Kulturphilosoph". Le récit de la mort de Jung est un peu comique. Selon certaines biographies, ses derniers mots auraient été de demander qu'on débouche une bouteille de bon vin...Ne pas le mythifier (il avouait qu'il serait le dernier des "jungiens"), c'est respecter sa pensée, justement.
RépondreSupprimerUn personnage d'une telle importance génère toujours un certain nombre de mythes. Selon moi, ce qu'il faut retenir, ce sont les enseignements qu'il a apportés à propos de la mort et de ce que la fin de la vie peut signifier du point de vue de l'inconscient collectif.
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