vendredi 21 janvier 2011

La Philosophie comme pratique éducative





Les professeurs de philosophie d’aujourd’hui se penchent sur leur discipline en tant que discours mais la Philosophie peut être davantage que cela et apporter à celui qui la pratique, bien plus que des réponses variées et relatives.  L’on peut en outre considérer la philosophie antique qui peut être vue comme un exercice spirituel au sens où l’entend Pierre Hadot, c'est-à-dire « des pratiques destinées à transformer le moi et à lui faire atteindre un niveau supérieur et une perspective universelle[1] ».  Ce qui montre bien que la philosophie peut également être une pratique qui, si on ne peut pas toujours la qualifier de spirituelle, possède une dimension éthique et permet de développer des comportements et des attitudes sans cesse meilleures.  Une telle démarche sous-tend alors le discours philosophique qui devient alors un vecteur d’éducation à un meilleur mode de vie, ce qui manque cruellement dans notre société.  Peut-être alors pourra-t-elle revenir à son sens premier d’amour ou de tension vers la sagesse.  Une sagesse qui transcende les limites disciplinaires et qui ainsi peut donner son concours aux disciplines ; une sagesse qui procure davantage de liberté et qui épaule la science dans ses développements.  Je me pencherai donc sur cet aspect de la philosophie et tenterai de montrer qu’il peut encore être mis en œuvre aujourd’hui et nous être utile dans notre métier d’éducateur ou d’intervenant en sciences humaines.




L'Amour de la Sagesse

La Philosophie que je présente donc dans cet article est conçue dans son acceptation première d’amour de la sagesse et d’exercice pratique qui vise une progression de l’être humain vers une dimension universelle.  Quoi qu’il en soit, cette manière de voir garantit une pensée philosophique mise à l’épreuve des faits et constitue un garde fou contre toute pensée vide.  C’est l’éthique au sens stoïcien qui représente une barrière dont ne peut sortir le discours ou le questionnement sous peine d’adopter une attitude débridée menant au  relativisme destructeur que nous connaissons aujourd’hui.
 

Socrate par David

La vie de ces philosophes de l’antiquité démontre qu’à coté de ce questionnement qu’ils suscitaient chez leurs interlocuteurs, ils posaient des comportements ou des options éthiques basées sur un certain savoir qu’ils soutenaient.  Ce savoir constitue les réponses aux questions, réponses qu’ils avaient eux-mêmes conquis et qu’ils enseignaient à leurs élèves.  Socrate est particulièrement emblématique de cet état de fait.  Chez lui, pas question d’opérer une séparation entre le discours et la pratique philosophique.  L’un sous-tend l’autre et inversement.  La naissance de la philosophie ne nous la présente donc pas comme un simple discours ou comme une simple pratique mais bien comme l’ensemble complexe de ces deux colonnes qui soutiennent ce que l’on peut appeler la « sagesse » du philosophe.

Les philosophes qui m’on beaucoup marqué ont toujours été ceux qui tiraient les conséquences éthiques et pragmatiques de leurs discours théoriques tout en insufflant à leur discours théorique l’éthique qu’ils avaient pu déduire de leurs expériences de vie.  Je citais Socrate tout à l’heure mais l’on peut également retrouver cela chez de nombreux philosophes de l’antiquité, je citerais à titre emblématique les stoïciens, plus tard, Plotin ou encore des philosophes de la renaissance comme Giordano Bruno ; André Comte-Sponville, bien plus tard et encore bien d’autres.  Ils sont en quelque  sorte les preuves vivantes que la philosophie peut être utile, concrète et pragmatique.  Si elle peut servir un homme qui y est profondément engagé, elle peut certainement servir un groupe d’hommes et améliorer se faisant la vie de ce que l’on appellerait dans l’antiquité la cité.  C’est donc un réel moteur de citoyenneté.

Les exercices spirituels
Mais qu’entend-t-on exactement par le concept d’exercice spirituel et un concept antique peut-il encore apporter une base aux pratiques d’aujourd’hui ?  La philosophie de l’antiquité et de la renaissance comportaient toute une dimension pratique qui se présentait sous la forme d’un exercice des facultés du philosophe dans le but de les faire évoluer.  L’on voit chez Platon que les discours de Socrate se présentent bien comme des stimuli destinés une transformation des attitudes de l’interlocuteur.  L’on peut y reconnaître par exemple des exercices destinés à la progression de la faculté de jugement du disciple.  Néanmoins, la pratique va bien au-delà et permet à celui qui s’y engage une transformation de l’entièreté de son être, corps et âme ou corps, âme et esprit, selon les écoles.  C’est dans ce sens que Pierre Hadot interprète les nombreuses contradictions qui apparaissent dans les discours philosophiques de cette époque.  Le discours ne sert en effet qu’à l’éducation du disciple.  Il use abondamment de la rhétorique et de la dialectique pour produire un effet sur l’apprenti philosophe et lui permettre une transformation sur tous les plans de son être.  Le discours vise donc à une transformation du moi, une transformation du sujet et de son rapport au monde.  En outre, ce processus sert à quelque chose.  Il ne s’agit pas de ce que l’on appelle aujourd’hui facilement une spiritualité qui est finalement un ensemble de pratiques bien souvent tournées uniquement vers soi.  Il s’agit d’une pratique qui se met au service de la collectivité humaine dans le cas des stoïciens très certainement mais aussi dans l’exemple grec avec toute la réflexion sur la « polis ».  Par la pratique des exercices, l’on devient un meilleur citoyen, mari, soldat, gouvernant,…  Ce sont des pratiques qui ont une réelle incidence sur la vie quotidienne tout en transformant l’individu en profondeur.

En ce qui concerne l’actualité de ces pratiques, on ne saurait trop en souligner l’importance dans un monde où les repères sont si multiples que l’on assiste à une certaine dissolution des valeurs en grande partie due à l’impossibilité de choisir parmi ces repères.  Pierre Hadot montre dans ses œuvres que ces voies de mise en pratique de la philosophie ont été appliquée par la suite par des penseurs – et non des moindres – qui ont pratiqué ce qu’il qualifie d’éclectisme en ayant bien pesé le sens et les critiques qui ont été opposées à ce terme.  Il nous montre ainsi Rousseau, Goethe, Thoreau, Nietzsche ou Kant permettre une rencontre entre des attitudes épicuriennes et stoïciennes.  L’intérêt majeur pour l’homme d’aujourd’hui que présente cette attitude éclectique, Hadot la situe dans le fait que les exercices spirituels pratiqués dans l’antiquité « sont des expériences qui ont été faites pendant des siècles, et qui ont aussi été discutées, critiquées et corrigées.  Et dans cette perspective, Nietzsche parlait des écoles morales de l’Antiquité comme de laboratoires expérimentaux dont nous pouvons, en quelque sorte, utiliser les résultats[2] ».  J’aurais donc tendance à suivre cet auteur en disant que les exercices spirituels, loin d’apporter de nouveaux repères théoriques, donnent la possibilité de construire notre propre philosophie de la vie en expérimentant par nous-mêmes ce dont nous sommes capables.  Ainsi, nous construisons des repères vivants parce que vécus ; nous construisons une éthique vécue, une logique vécue et même une physique vécue, dans le sens stoïcien d’une compréhension des lois d’enchainement des causes et des effets et de leur acceptation.

Tradition et Créativité
Une telle pratique apporte sans conteste une vision du monde et de soi-même très riche, sans cesse éprouvée et, au besoin, mise à jour mais nous préserve-t-elle de la relativité dont je parlais tout à l’heure ?  D’une certaine manière, elle réduit les assemblages composites de prêt à penser qui n’ont été ni réfléchis, ni expérimentés.  Néanmoins, il est possible d’en faire davantage contre ce danger relativiste.  Pierre Hadot dit qu’ « il y a finalement assez peu d’attitudes possibles vis-à-vis de l’existence, et, sans avoir subi d’influences d’ordre historique, les différentes civilisations sont amenées à avoir à cet égard, des attitudes analogues[3] ».  Ces attitudes qu’il qualifie d’universelles sont, dit-il, caractéristiques de la nature humaine.  Donc, si l’on suppose qu’il existe des attitudes analogues de l’être humain face à des stimuli analogues, l’on peut penser qu’il est possible à travers les diverses philosophies – et certainement des religions[4] – de retrouver des invariants qui nous permettent peut-être de découvrir des attitudes caractéristiques de notre nature humaine.  En d’autres termes, peut être moins universalistes et certainement plus acceptables aujourd’hui, si l’on retrouve des attitudes qui sont présentes dans différentes cultures philosophiques à travers le monde, l’on peut supposer qu’elles sont plus logiques face à ces mêmes situations et peut-être caractéristiques d’une manière logique ou structurelle que possède l’être humain d’y réagir[5].  Selon cette conception qui plaide pour une démarche comparée entre les philosophies ainsi qu’entre les attitudes ou pratiques philosophiques et/ou spirituelles, il serait souhaitable de construire une ligne directrice à nos pratiques qui prendrait pour socle un ensemble d’attitudes éprouvées à travers plusieurs siècles et plusieurs civilisations.  Bien sûr, cette construction ne doit jamais nous empêcher de bénéficier du potentiel de créativité que nous accorde la pratique philosophique.  En ce sens, celle-ci doit selon moi se situer entre ces deux extrêmes et tenter de les concilier : les invariants culturels ou de pensée d’une part et la créativité d’autre part ; Michel Maffesoli aurait dit quelque chose qui se rapproche de « l’enracinement dans le collectif d’une part et une mosaïque d’attitudes d’autre part ».

Clio, Muse de l'Histoire
Vue de cette manière, la pratique philosophique se présente comme un rapport de l’individu à lui-même lui permettant de mieux se connaître, de se situer dans le monde et par rapport aux autres dans les différentes fonctions qu’il occupe.  En ce sens l’exercice de la philosophie pratique est également un rapport de l’individu à l’Histoire car non seulement elle nous permet un positionnement conscient au sein de la petite histoire que nous vivons aujourd’hui mais elle est un moteur de l’action pour chaque personne qui adopte une telle démarche et ainsi participe à la grande Histoire de manière plus consciente, plus active, plus citoyenne.  La philosophie pratique permet à l’homme – à des hommes – de penser leur place dans le monde en termes de nécessité éthique, de devoir, de valeurs humaines,…  C’est ainsi que la grande Histoire prend la forme qui sera racontée dans l’avenir, par l’agencement d’un complexe de petites histoires participant d’un même mouvement.

Les exercices spirituels nous rappellent en outre que la philosophie n’est pas simplement une expérience raisonnante et que la raison – tant remise en question aujourd’hui – n’est pas l’unique « organe » dont dispose le philosophe pour appréhender ses objets de connaissance.  Quand la connaissance provient de l’expérience, elle est peut se revendiquer comme réellement ancrée au cœur même de celui qui la vit.  L’expérience peut par ailleurs prendre diverses formes qu’elles soient corporelles, intellectuelles, émotionnelles, mystiques ou méditatives,…  Cela donne à celui qui s’engage dans la pratique un grand nombre d’outils qui lui permettent de cerner les questions philosophiques par lui-même.

De cette manière, la pratique philosophique nous ramène à l’origine de la philosophie, lorsque celle-ci était encore amour ou quête de la sagesse.  Une philosophie pratiquée sous forme d’exercices spirituels est dynamique, elle tend vers un mieux être et peut-être encore vers une certaine spiritualité que l’on retrouve chez les spiritualistes mêmes comme chez un matérialiste tel que Comte-Sponville.  Bien sûr, la sagesse, la sophia représentait bien davantage pour les anciens que la signification qu’elle a prise aujourd’hui.  Il suffit pour cela de penser à ce qu’est un sage au sein même de la commission européenne pour s’en rendre compte.  Dans ce cadre, un sage est un spécialiste d’une discipline ou à propos de questions particulières.  Si l’on suit Domanski dans son rappel des définitions pseudo platoniciennes de la sophia, l’on constate qu’elle pouvait prendre, dans ce courant, trois sens :

«          1) Elle est une « science absolue », donc la science qui à la fois se distingue par sa certitude et a pour objet quelque chose de certain, de stable, d’absolu.

2) Elle est « la science qui concerne ce qui est toujours » donc la science dont l’objet est éternel.

3) Elle est « la science théorique de la cause de l’être ».      »

Le monde des Idées
L’objet de la philosophie était donc, à l’origine, le monde des idées, de l’inaltérable et du permanent.  Nous sommes donc aujourd’hui très loin de l’objet qu’elle s’est donnée.  Mais est-il possible d’atteindre un tel objet de connaissance ?  Peut-être pas mais il est sans doute possible de tendre vers quelque chose d’analogue sans nous en tenir à cette prétention d’universalité.  Comte-Sponville nous donne une alternative intéressante avec sa spiritualité sans Dieu.  Il dit à propos de la sagesse qu’elle est « un savoir très particulier, qu’aucune science n’expose, qu’aucune démonstration ne valide, qu’aucun laboratoire ne saurait tester ou attester, enfin qu’aucun diplôme ne sanctionne.  C’est qu’il s’agit non de théorie mais de pratique.  Non de preuves mais d’épreuves.  Non d’expérimentations mais d’exercices.  Non de science mais de vie[6] ».  Il distingue ainsi la sagesse de la philosophie qui est un savoir-penser tandis que la sagesse est un savoir-vivre.  « Mais, ajoute-t-il, la philosophie n’a de sens que pour autant qu’elle nous rapproche de la sagesse : il s’agit de penser mieux pour vivre mieux et cela seul est philosopher en vérité[7] ».  Il n’y a aucune prétention à l’universalité dans un tel discours mais bien un mouvement universel vers une certaine sagesse qui prend des formes différentes chez chacun de nous.  Comme le rappelle Comte-Sponville, nous ne sommes pas sages comme Pythagore ou Socrate mais nous pouvons être des aspirants à la sagesse : des philosophes.  Les options sont innombrables même si elles ne sont à mon sens que des assemblages de « valeurs[8] » et d’attitudes envers ces valeurs.  Je veux dire par là que s’il y a une universalité, c’est certainement au niveau des valeurs qu’il faut la rechercher.  Comme disait la citation de Pierre Hadot, « il y a finalement assez peu d’attitudes possibles vis-à-vis de l’existence[9] » et il est possible que cette limitation soit due à une limitation structurelle inhérente à la structure même de notre être, à une liste limitée de « valeurs » en tant qu’unités de sens auxquelles on se rapporte d’une manière ou d’une autre.  Les philosophies ne semblent pas échapper à ce processus et mettent également l’accent sur l’une ou l’autre de ces valeurs telle que le devoir, l’amour, la volonté,…  Le tout est de prendre conscience de ce sur quoi nous mettons l’accent et de la direction que nous voulons mettre à notre évolution, le reste est une affaire de discipline et de constance. 

Pythagore

Si à l’époque de Pythagore, l’on pouvait reconnaître un pythagoricien à sa démarche et à son allure, si on lui confiait la résolution des affaires les plus délicates, c’est parce qu’il avait une légitimité qui dépassait de loin celle de l’expert-sage d’aujourd’hui.  C’était un philosophe pratiquant, qui vivait réellement ce qu’il enseignait.  Dans une société en profusion de repères comme l’est la nôtre, nous avons certainement besoin de personnes engagées dans la voie de la connaissance d’eux-mêmes et du monde d’une autre manière qu’en étant uniquement spécialistes d’un domaine de la science ou de la technique.  Nous avons besoin de Philosophes au sens noble du terme.

Justement si le besoin de philosophie pratique semble se faire sentir, il est évident que les sciences humaines et en particulier le domaine éducatif ne peuvent que bénéficier de l’apport d’une philosophie vivante.  La réflexion philosophique semble en effet beaucoup plus libre que les différentes sciences humaines en ce sens qu’elle semble beaucoup moins limitée à un cadre méthodologique strict.  Ses limites ne semblent donc pas être internes.  Elle est néanmoins limitée par la culture qui a vu naître telle ou telle conception philosophique et qui en oriente les développements mais également – nous l’avons vu – par une certaine structuration de la pensée humaine.  La philosophie doit bien sûr être rigoureuse mais elle possède pour cela des outils tels que la logique, la dialectique et la rhétorique qui lui permettent d’organiser son discours.  Elle représente néanmoins une tentative de faire progresser le discours et l’action vers un idéal, vers un mieux penser et un mieux vivre.  Elle permet ainsi à la recherche et l’intervention en sciences humaines d’être élaborée par des individus qui se pensent de manière rigoureuse et qui tentent de mettre leurs pensées en action.  Si la philosophie peut ainsi aider la science humaine en tant que pratique humaine ; la science humaine, au même titre que toute autre science, peut apporter à la réflexion philosophique un support à propos duquel construire un discours ou élaborer des pratiques.

La pratique philosophique donne donc à l’intervenant l’occasion de développer davantage ses facultés ou aptitudes ainsi que de connaître ses propres limites dans le but de pouvoir les rendre plus flexibles.

Dans un cadre disciplinaire, les limites sont instituées et de ce fait sortent la plupart du temps du champ de la conscience pour rejoindre les phénomènes déterminés par la structure institutionnelle.  Ce que Pierre Hadot appelle les exercices spirituels donnent l’occasion de développer une meilleure connaissance de soi-même et des processus structurels qui sont finalement inhérents à notre propre conscience.  Nous pouvons alors tendre vers une utilisation consciente des structures – universitaires par exemple – qui serviront le but de la recherche et non l’inverse. 

Un développement de nos potentialités
Hormis la conscience, les exercices permettent d’utiliser au mieux toutes sortes d’outils dont nous disposons et que nous mettons mal en pratique comme la mémoire, l’attention, l’imaginaire, la concentration, l’intelligence, la logique…  Toute une boîte à outils philosophiques en quelque sorte dont de nombreux penseurs ont expérimenté l’efficience en donnant de précieux indices quant à leur utilisation.  Tout un chacun peut ainsi expérimenter à la suite de ceux qui ont tracé le chemin et développer en lui ces facultés dont on comprend aisément l’utilité dans une carrière universitaire ou en tant qu’intervenant de terrain.
Les exercices que l’on retrouve chez les philosophes de l’antiquité et de la renaissance sont encore particulièrement utiles aujourd’hui.  Ils permettent entre autres de prendre distance par rapport à une vie sans cesse plus rapide et qui laisse peu d’espaces de réflexion, de voir la vie de manière plus positive et lucide, de faire état de nos difficultés, d’y faire face et de les corriger,…  Parmi ceux-ci, Pierre Hadot cite l’exercice de la méditation sur les paroles du maître, « le détachement intérieur à l’égard des objets et des personnes, ou la préparation intérieure destinée à rendre capable de faire face aux difficultés à venir chez les stoïciens ; le souvenir des plaisirs passés et la correction fraternelle chez les épicuriens ; l’examen de conscience enfin, qui est commun à toutes les écoles[10] ».  Ils sont sensés donner à la vie une autre saveur et procurer une plus grande flexibilité psychique dans toutes sortes de situations difficiles ou habituelles.

Toutes ces considérations sur l’utilité des exercices spirituels ne doit pas nous faire oublier que les penseurs qui les proposaient à leurs disciples ne les considéraient pas pour leurs effets immédiats et pragmatiques.  Ils étaient davantage perçus comme des moyens d’arriver à la sagesse et de maintenir un niveau de conscience constant et élevé.  Ces amoureux de la sagesse étaient pour la plupart dévoués à cette sophia, à un idéal de vie plus noble et plus heureux qui pouvait être atteint dans cette vie-même.  Comte-Sponville insiste sur ce fait quand il nous montre qu’une telle spiritualité – pour lui sans Dieu – est encore possible et même souhaitable aujourd’hui.  Ceci soulève la question de l’éthique philosophique qui est très importante de nos jours lorsque l’on constate l’individualisme régnant dans le milieu du travail.  De nombreuses philosophies de l’antiquité nous montrent des hommes qui ne se dédient pas tout entier à leur propre personne mais qui mettent plutôt en avant des valeurs de plus haute importance.  Ceci ne signifie pas toujours un oubli total de soi comme dans les philosophies orientales mais, comme le rappelle Hadot, un souci de se tourner vers le meilleur, un certain perfectionnisme dans l’action.  Ce perfectionnisme pour Hadot semble être la définition-même de l’exercice spirituel, c'est-à-dire « un mouvement vers un moi supérieur[11] ».  Ceci se retrouve dans un grand nombre de valeurs applicables actuellement dans le cadre des sciences humaines ou tout simplement en tant qu’homme, au sein même de tous nos terrains d’expériences : le courage, la simplicité, la confiance, le respect, la constance,…  Dans chacune de ces valeurs qui se retrouvent à des degrés divers dans quasi toutes les cultures, l’on retrouve cette idée d’un mieux être et d’une dévotion à quelque chose qui nous dépasse.  C’est bien là la définition même de la spiritualité sans Dieu dont parle Comte-Sponville.

Philosophie et Sciences Humaines
Ainsi, la philosophie peut accompagner les sciences humaines en permettant aux penseurs d’élargir leur champ d’investigation.  Cela donne naissance à des branches du savoir intéressantes et difficilement classables au regard des catégories disciplinaires que nous connaissons.  On peut citer comme exemple ce que l’on appelle les sciences de l’imaginaire qui se situent au carrefour de disciplines aussi variées que la psychologie, l’anthropologie, la psychanalyse, l’histoire des religions et la philosophie.  Une autre tentative extrêmement audacieuse est celle d’un auteur comme Edgar Morin.  L’on qualifie volontiers cet auteur de l’appellation philosophe mais il ne faut pas oublier qu’il provient d’un cursus plutôt sociologique et qu’il révolutionne le monde de l’épistémologie scientifique sur base de ces nouvelles branches du savoir que l’on appelle la cybernétique et la théorie des systèmes complexes.  C’est à partir de là qu’Edgar Morin tente, dans son ouvrage en plusieurs tomes : « la méthode », de rassembler les sciences tant humaines autour d’une méthodologie globale qui permettrait de les appréhender de la même manière.  Ces travaux sont de saisissants exemples de ce que la réflexion philosophique ouverte ainsi que la créativité peuvent accomplir et apporter aux diverses sciences.  L’on sait ce que ces auteurs doivent à la tradition philosophique antique.  L’on sait moins la manière dont ils ont élaboré leur discipline personnelle et s’ils donnaient le meilleur d’eux-mêmes pour donner ainsi aux sciences humaines de nouveaux champs d’investigation.  On peut néanmoins imaginer quel genre d’intervenants et de chercheurs donneraient l’exercice constant de la pratique philosophique décrite tout au long de ce travail parallèlement à l’exercice de leur discipline respective.



En définitive il existe bel et bien des réponses aux attaques des partisans du constat de crise de la philosophie.  Peut-être un renouvellement radical du discours philosophique est-il une solution mais je pense que toute intervention au niveau du discours philosophique doit être accompagnée d’une démarche pratique.  La philosophie a pour fondement cette quête de la sagesse.  Nous l’avons vu, cette quête peut encore être vécue aujourd’hui et elle l’est encore par certains philosophes.  Ils sont peut-être marginaux mais leur pensée est susceptible d’alimenter les pratiques d’un grand nombre de personnes même en dehors des cercles de spécialistes.  Cet intérêt de la philosophie dans la pratique quotidienne est selon moi indispensable dans un monde dépourvu d’école de la vie.  La multiplicité des informations et des repères dont nous disposons aujourd’hui n’est pas un mal en soi mais elle rend difficile toute construction d’une personnalité harmonieuse si aucune sagesse ne vient éclairer nos choix.  Or les philosophes de l’antiquité et de la renaissance, tout comme Pierre Hadot ou Comte-Sponville montrent que cette sagesse, nous l’avons à l’intérieur même de notre être.  Elle est accouchée par le discours philosophique profond, celui qui se veut une thérapie de l’âme et dont Socrate a sans doute été le premier représentant occidental.  L’on doit l’admettre, l’éthique qui était présente parmi ces penseurs de l’antiquité manque cruellement aujourd’hui et pourtant les problèmes que nous connaissons ne semblent pas avoir été étrangers aux grecs de l’époque qui vivaient également dans une société en pleine mutation.  Pourtant leurs noms ont fait l’histoire de la philosophie et de la pensée.  A-t-on la possibilité de construire une histoire aussi passionnante ?  Probablement pas mais l’on a la possibilité de faire de notre mieux pour que la pensée et l’action juste soient au service de la collectivité.  En tant que futurs chercheurs, intervenants, décideurs, posons-nous ces questions essentielles, travaillons dans le sens d’une transformation du moi et de tourner celui-ci vers un idéal de perfection jamais atteint mais poussant au perfectionnement au sens où l’entend Hadot.  Les sciences humaines ne peuvent que bénéficier d’une telle recherche parmi ses acteurs.  L’on dit que l’on reconnaissait un pythagoricien en le voyant, l’on reconnaîtrait certainement à ses actes un chercheur ou un intervenant en quête constante de sagesse.





Bibliographie

Gregory Bateson et Jürgen Ruesch, Communication et société, Seuil, Paris, 1988.

André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Albin Michel, Paris, 2000.

André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, Paris, 2006.

Juliusz Domanski, La philosophie, théorie ou manière de vivre ?, Editions universitaires de Fribourg, Suisse, Editions du Cerf, Paris, 1996.

Pierre Hadot, Etudes de philosophie ancienne, Belles Lettres, Paris, 1998.

Pierre Hadot, La philosophie antique : une étude ou une pratique ?, in Pierre Hadot, Etudes de philosophie ancienne, Belles Lettres, Paris, 1998.

Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 2001.

Hadot P., Laugier S., Davison A., Qu’est-ce que l’éthique ?, Cités 2001/1, n°5.



[1] Hadot P., Laugier S., Davison A., Qu’est-ce que l’éthique ?, Cités 2001/1, n°5, p. 131.

[2] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 2001, p. 166.

[3] Ibid.

[4] Il est intéressant de lire Mircea Eliade à ce sujet.

[5] Des travaux très intéressants ont été élaborés à ce sujet, travaux dans lesquels les auteurs développaient le concept d’archétype comme pattern de comportement qui montrerait une structuration de l’imaginaire humain induisant des réactions analogues dans certains types de situations.  Voir à ce sujet C.G. Jung, Mircea Eliade et Gilbert Durand.

[6] André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Albin Michel, Paris, 2000, pp.175-176.

[7] Ibid. pp. 176-177.

[8] Au sens où l’entend Gregory Bateson c'est-à-dire des unités de la communication qui sont plus ou moins valorisées par l’individu qui y fait référence.  Il décèle ces unités par les énoncés en termes de préférences dans le discours (Bateson et Ruesch, 1988).

[9] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 2001.

[10] Pierre Hadot, La philosophie antique : une étude ou une pratique ?, in Pierre Hadot, Etudes de philosophie ancienne, Belles Lettres, Paris, 1998, p. 215.

[11] Hadot P., Laugier S., Davison A., Qu’est-ce que l’éthique ?, Cités 2001/1, n°5, p. 131.

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